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La séance du sous-comité des Affaires étrangères – sous-comité chargé, sous la présidence de Frederick Daggat, de l’étude de l’aide économique aux Etats africains – la séance donc, s’ouvre dans une salle de conférences à moitié vide et devant un peloton de journalistes bâillant d’ennui. Daggat est flanqué du démocrate Earl Hunt, du lowa, et du républicain Roscoe Meyers, de l’Oregon. Loren Smith est assise, toute seule au bout de la table.
La séance se prolonge jusque dans l’après-midi : plusieurs représentants de gouvernements africains soumettent leur demande d’aide financière. Il est 4 heures lorsque Hiram Lusana se présente à son tour. La salle de conférences est maintenant comble. Debout sur les chaises, les photographes mitraillent la table de travail : les journalistes commencent à griffonner fébrilement sur leurs blocs ou à murmurer dans leur microphone. Lusana paraît ignorer l’intérêt général qu’il provoque. Il est assis à sa place, aussi calme qu’un croupier qui sait qu’il a en mains le point gagnant.
— Soyez le bienvenu, général Lusana, dit Daggat. Je pense que vous connaissez les règles de la procédure. La session est uniquement réservée à l’examen préliminaire des faits. Vous avez vingt minutes pour présenter votre cas. Les membres du comité vous poseront alors des questions. Notre avis et les faits seront ensuite soumis au comité des Affaires étrangères du Congrès.
— J’ai bien compris, dit Lusana.
— Monsieur le Président. Daggat se tourne vers Loren.
— Vous avez la parole, miss Smith.
— J’ai le regret de faire objection à l’audition du général Lusana par notre comité, pour la raison qu’il ne représente pas un gouvernement établi.
Des murmures courent dans la salle.
— C’est vrai, avoue Lusana, en tournant le regard vers Loren. Je ne représente aucun gouvernement établi. Mais je représente l’âme éprise de liberté de tous les Noirs du continent africain.
— C’est exprimé avec éloquence, dit Loren, mais le règlement est le règlement.
— Vous ne pouvez pas pour une simple question de procédure refuser d’entendre la prière de millions d’hommes que sont mes frères. (Lusana reste immobile, sa voix est presque trop contenue pour être entendue jusqu’au fond de la salle.) Le bien le plus cher de l’homme, c’est sa nationalité. Il n’est rien sans elle. Nous livrons en Afrique un combat pour reprendre un pays qui nous appartient de droit. Je suis ici pour que les Noirs retrouvent leur dignité. Je ne demande pas d’argent pour acheter des armes. Je ne demande pas à vos soldats de combattre à côté des nôtres. Je demande seulement les fonds nécessaires à l’achat de nourriture et de médicaments pour ceux qui ont souffert dans leur lutte contre la barbarie.
C’est un excellent plaidoyer, mais Loren n’en est pas dupe.
— Vous êtes un homme habile, général. Discuter de votre appel serait accepter votre présence à cette séance. Mon objection reste valable.
Daggat fait un signe imperceptible à l’un de ses aides dans la salle et se tourne vers Eari Hunt.
— La protestation de la Congresswoman Smith est dûment enregistrée. Quelle est votre opinion, Congressman Hunt ?
Pendant que Daggat consulte Hunt et Roscoe Meyers, son aide arrive derrière Loren et lui remet une grande enveloppe blanche.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je suis chargé de vous dire qu’il est d’importance capitale que vous ouvriez immédiatement cette enveloppe, m’dame.
Sur ce, il tourne les talons et quitte précipitamment la salle de conférences par une porte dérobée.
Loren ouvre l’enveloppe non cachetée et en sort un des 18 x 24. Sa photo montre son corps nu enlacé à celui de Pitt dans une position extraordinairement obscène. Elle repousse aussitôt la photo dans l’enveloppe ; son visage exsangue exprime la crainte et le dégoût.
Daggat lui adresse la parole.
— Congresswoman Smith, il apparaît que les avis sont partagés. Le Congressman Hunt et moi-même estimons que le général Lusana doit être entendu. Le Congressman Meyers est de votre avis. En ma qualité de Président de séance, et dans l’intérêt de l’équité, puis-je insister auprès de vous pour que le général puisse faire une déclaration ?
Loren est pétrifiée et glacée. Daggat la transperce d’un regard mauvais. Son expression est éloquente : il n’ignore pas le contenu de l’enveloppe. Elle refoule la nausée qui lui monte à la gorge en comprenant tout à coup que Felicia Collins l’a vendue pour la cause de Lusana. Silencieusement, elle se maudit d’avoir été aussi naïvement stupide qu’une jeune paysanne subjuguée par un maquereau de grande ville.
— Congresswoman Smith ? reprend Daggat qui insiste.
Il n’y a pas d’issue. Daggat la tient sous sa coupe maintenant. Elle baisse les yeux, saisie d’un tremblement.
— Monsieur le Président, murmure-t-elle, écrasée par sa défaite, je retire mon objection.
A quarante-trois ans, Barbara Gore a toujours la silhouette d’un modèle de Vogue. Elle est restée mince, avec de jolies jambes, et son visage aux pommettes hautes n’est pas encore empâté par l’âge. Elle a eu dans le temps une courte idylle avec Dale Jarvis, mais cette relation sexuelle est depuis longtemps oubliée : elle est maintenant une excellente amie et sa secrétaire personnelle.
Elle est assise de l’autre côté du bureau de Dale, ses belles jambes croisées selon un angle qui n’est confortable que pour les femmes et toujours séduisant pour les regards mâles. Mais Jarvis ne regarde pas. Il est tout entier à ce qu’il dicte. Un instant, il s’arrête brusquement et se met à fouiller dans une pile vertigineuse de rapports ultra-secrets.
— Si vous me disiez ce que vous cherchez, dit Barbara, patiente, je pourrais peut-être vous aider.
— Un état récapitulatif de tous les navires de guerre existants. On avait promis de me le remettre aujourd’hui.
Elle soupire, feuillette la pile et en tire une liasse de papiers bleus.
— Il est sur votre bureau depuis 8 heures du matin.
Il y a des instants où les méthodes désordonnées de travail de Jarvis l’exaspèrent, mais elle a depuis longtemps appris à accepter les travers du « patron » et à se laisser porter par la vague.
— Que dit-il ?
— Que souhaitez-vous y trouver ? Vous n’avez pas jugé bon de me dire ce que vous cherchez.
— Je veux acheter un cuirassé, voyons ! Qui en a un à vendre ?
Barbara lui adresse un regard sévère et examine les papiers bleus.
— Eh bien, vous n’avez pas de chance, il me semble. L’Union soviétique en a bien un, mais elle s’en sert pour la formation des cadets de sa marine. La France a depuis longtemps bazardé les siens. La Grande-Bretagne aussi, bien qu’elle en fasse toujours figurer un sur les rôles, par amour de la tradition.
— Et les Etats-Unis ?
— Cinq sont conservés à titre commémoratif.
— Où se trouvent-ils actuellement ?
— On les a ancrés traditionnellement dans les Etats dont ils portent le nom : Caroline du Nord, Texas, Alabama et Massachusetts.
— Vous parliez de cinq.
— Le Missouri est gardé par la Marine à Bremerton, dans l’Etat de Washington. Oh, j’allais oublier : L’Arizona figure toujours sur les rôles, pour des raisons sentimentales, comme navire à l’armement.
Jarvis met ses mains derrière sa tête et contemple le plafond.
— Il me semble me rappeler que les cuirassés de ligne Wisconsin et lowa étaient il y a quelques années ancrés à l’arsenal de Philadelphie.
— Excellente mémoire, approuve Barbara. D’après le rapport, le Wisconsin a été mis à la casse en 1984.
— Et le lowa ?
— Vendu à la ferraille.
Jarvis se lève pour aller à la fenêtre. Les mains dans les poches, il regarde au-dehors pendant quelques instants. Puis il reprend.
— Le dossier Eglantine ?
Comme si elle lisait dans ses pensées, Barbara en montre la chemise.
— Je l’ai ici, dit-elle.
— Renvoyez-le à John Gossard, au service Afrique, et dites-lui que cette opération Eglantine est d’une lecture passionnante.
— C’est tout ? Jarvis se retourne.
— Oui, dit-il, pensif. Tout bien considéré, c’est tout ce que ça représente.
Au même moment, une petite baleinière jette l’ancre à une centaine de mètres de Walnut Point, en Virginie, et dérive lentement jusqu’à ce que sa proue coupe la marée montante. Patrick Fawkes déplie un vieux transatlantique, le dresse sur l’étroit pont arrière et en cale les pieds entre les bastingages. Il pose une canne à pêche contre le timon et lance pardessus bord une ligne sans hameçon.
Il vient d’ouvrir le panier de son pique-nique et d’en tirer un énorme quartier de fromage Cheshire, ainsi qu’une bouteille de scotch, lorsque passe un remorqueur tirant trois chalands lourdement chargés d’ordures et qui le salue d’un coup de sifflet. Fawkes salue du bras et se cramponne lorsque le sillage fait rouler la baleinière. Fawkes note dans son carnet l’heure de passage du remorqueur.
Le transatlantique vétusté proteste en grinçant lorsqu’il reçoit sur ses coussins l’ample carrure du retraité de la Marine de Sa Gracieuse Majesté. Fawkes avale un morceau de Cheshire et une gorgée de Cutty Sark.
Chaque bateau de commerce ou de plaisance qui passe est soigneusement enregistré dans le carnet du pêcheur qui semble faire un somme : heure de passage, direction et vitesse. L’un de ces bateaux retient surtout l’intérêt de Fawkes. Il surveille à la lorgnette le destroyer lance-missiles de la Marine, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue avec ses affûts vides et son équipage désœuvré.
Vers le soir, une légère averse crépite sur la peinture craquelée du pont de la baleinière. Fawkes adore la pluie. En mer, pendant les orages il restait généralement sur la passerelle pour affronter la fureur des éléments et tarabustait ses jeunes officiers qui préféraient leur tasse de thé bouillant et le confort animal du poste de commandement. Aujourd’hui encore, Fawkes dédaigne l’abri de la cabine et demeure sur le pont : il se contente de passer un ciré.
Il est bien : l’averse a purifié l’air qui gonfle ses poumons, le fromage lui meuble agréablement l’estomac et le scotch lui réchauffe les veines. Il laisse ses pensées errer au hasard et il revoit bientôt des images de ses chers disparus. La riche odeur de sa ferme du Natal lui revient aux narines et la voix de Myrna qui l’appelle pour dîner lui sonne clairement aux oreilles.
Quatre heures plus tard ; il revient brusquement à la réalité en voyant le remorqueur, ses chalands maintenant vides, reparaître dans un coude du fleuve. Il se lève vivement et note dans son carnet le nombre et la position des feux de navigation du convoi. Puis Fawkes relève l’ancre, met le moteur en route et se glisse dans le sillage de la dernière péniche.